Une œuvre d’Art n’expose pas une vérité préétablie, elle incarne une vérité vécue. André Maurois
Picasso, à qui un officier nazi demanda qui était l’auteur de Guernica, répondit « C’est vous ! ».
Mon fils est un enfant différent, poétiquement qualifié par le droit de « majeur incapable ».
Je suis donc toujours en charge d’assurer ses dépenses sous le contrôle du Juge des Tutelles.
En conséquence, je dois justifier de la réalité des dites dépenses.
Quant on a charge d’un enfant Différent, mon enfant, mon fils tant attendu, la soumission auprès des Juridictions de Tutelle est une contrainte sans égal. Avant même que l‘on exprime une parole, la suspicion est omniprésente, palpable, intolérable. On est suspect. A pleurer.
C’est vous qui avez signé çà ? Ce n’est pas une interrogation, c’est une affirmation. Oui c’est moi.
Ensuite on se retrouve dans une situation de ne plus pouvoir dire, on ne peut que subir.
La parole prononcée est transformée sur le papier, par une parole écrite qui n‘est pas celle exprimée.
Après en avoir fait la demande, on ne peut recevoir une copie de cet acte, on pourrait s’en servir contre elle, dit elle. Réfléchir à cette phrase ! On est dépossédé de toutes décisions sur notre propre enfant. Heureusement après plus de cinq ans, apparaît un xième interlocuteur, dit Mandataire Judiciaire : aimable, courtois, presque humain. Ce qui rend plus légère cette dépossession, bien qu’obsédante par le simple fait qu’il faut demander l’autorisation, pour tout ce qui déborde du quotidien, c’est à dire les petits plaisirs de la vie.
Il faut justifier toutes les dépenses quotidiennes ménagères, le bus ou le métro, le train, les vêtements. Les petits carnets dans lesquels l’Enfant Différent s’exprime et entretien son droit à la création, qui n’est pas le notre, mais le sien. Les plaisirs comme l’achat de CD, ou DVD, jazz ou classique, les livres de bateaux, de trains, le funiculaire de Paris, les cartes Michelin synonyme de voyages.
Un resto ou un pot au bistrot, est un parcours sinueux pour prouver que la somme dépensée, pour lui, est bien celle inscrite sur le justificatif. Parfois, grand luxe, un taxi. Ils devraient être permis et gratuit pour tous les Différents.
Un jour de colère, j’entrepris de maroufler sur 5 toiles 95×65, toutes les fiches des justificatifs des dépenses de l’année 2008, pour mon fils Différent.
Pendant dix ans, je les ai agrafées, déposées sur un coin de ma table de travail que Gaston Bachelard appelait La table d’Existence, entassées encore sur la même table, superposées sur les étagères, tassées dans un placard, puis enfermées dans des caisses en bois, pour ne plus les voir.
Après le premier marouflage, réussit, je jetais vivement les couleurs acrylique sur la toile.
A ma surprise, elles n’étaient pas celles de la colère, mais celles d’un paysage de lumière.
J’inscrivis en travers et sur toute la surface, un seul mot : Justificatifs.
Comme un besoin de mise en forme d’une parole vomit, expression d’une obsession, d’une paranoîa destructrice. Pour ne plus jamais justifier les petits plaisirs, les petits bonheurs, les joies que l‘on prévoient et organisent pour un enfant. Notre enfant. Son père n’ayant pas connu cet état de faits, en serait mort une deuxième fois. Pour les simples plaisirs de la vie et des sens que procure une glace à la vanille, mettre les pieds dans l’eau salée de l’Océan, ou voir et écouter un Opéra, à l’Opéra.
C’est cher c’est vrai. L’absence d’aide pour les Différents dans de nombreuses salles de spectacle n’aide pas à l’épanouissement, ni à la joie pure d’écouter et de voir un spectacle, en vrai.
Après le remplissage des 5 toiles, je décidais d’en rester là, pour continuer les projets entrepris sur d’autres chemins, ceux de la joie de peindre tout simplement.
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2018 -2019
A lire : Les Dépossédés, enquête sur la Mafia des Tutelles de Valérie Labrousse – Éditions du moment, 2014